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Y A-T-IL UN DANGER À CONSTITUTIONNALISER L’ÉTAT D’URGENCE ?

L’Humanité du 18 décembre publiait un entretien croisé entre Olivier Duhamel Professeur émérite à Sciences-Po, directeur de la revue Pouvoirs et éditorialiste à Europe 1 et Éliane Assassi Sénatrice 
de Seine-Saint-Denis, présidente du groupe communiste, républicain 
et citoyen sur l’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution.

L’état d’urgence prévoit la possibilité de suspendre un certain nombre de libertés publiques au motif d’une « situation d’exception ». Son introduction dans la Constitution de la Ve République ne réactualise-t-elle pas l’idée que cette dernière porte en germe le projet d’un « coup d’État permanent »?

OLIVIER DUHAMEL L’état d’urgence suspend-il des libertés publiques ? Disons qu’il permet de les restreindre. Toute manifestation n’est pas interdite, des manifestations peuvent l’être. Une personne peut être assignée à résidence un certain nombre d’heures par jour, pas détenue, fût-ce chez elle. Des copies informatiques peuvent être faites, pas les ordinateurs saisis,  etc. Ne nous cachons pas qu’il s’agit d’atteintes aux libertés, ce qui impose la vigilance. Mais ne noircissons pas le tableau comme on le fait trop souvent. Aucun rapport avec les pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement Guy Mollet, qui transférait les pouvoirs juridictionnels à la justice militaire ou permettait de créer des camps d’internement. Et c’était sous la IVe République, qui ne fut pas qualifiée pour autant de régime du «  coup d’État permanent  ». La constitutionnalisation de l’état d’urgence présente deux avantages. Premièrement, elle offre un régime sécuritaire exceptionnel moins attentatoire aux libertés que l’article 16. Ensuite, elle permet d’encadrer l’état d’urgence avec des garanties non négligeables, à savoir le contrôle du juge administratif, donc du référé-liberté qui peut annuler très rapidement une décision de police abusive. Des critiques sous-estiment cette protection, et réclament l’intervention du juge judiciaire. Donc du parquet, pour autoriser en amont des perquisitions et assignations. La protection risquerait d’être beaucoup plus faible.

ÉLIANE ASSASSI Décrété en Conseil des ministres le 13 novembre, l’état d’urgence a été prorogé par le Parlement le 20 novembre pour une durée de trois mois pour répondre à la loi du 3 avril 1955 qui prévoit sa mise en œuvre soit «  en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique  ». La révision constitutionnelle transmise au Conseil d’État par le gouvernement et qui sera présentée au Conseil des ministres le 23 décembre prévoit que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence puissent être maintenues pendant une durée maximale de six mois même si «  le péril ou les événements ayant conduit à décréter l’état d’urgence ont cessé mais que demeure un risque d’acte terroriste  ». Mais à partir de quel moment pourra-t-on considérer que notre pays n’est plus sous la menace d’une attaque terroriste ? Ne sommes-nous pas en mesure d’assurer, en tout temps, la sécurité de nos concitoyens dans le cadre de notre État de droit ? Cette disposition est en effet dangereuse car elle laisse la possibilité au gouvernement de conserver durant six mois les dispositifs de l’état d’urgence qu’il juge utiles, sans contrôle du Parlement. C’est seulement en cas de reconduction générale de l’état d’urgence que ce dernier sera saisi. Hors état d’urgence, les autorités administratives et judiciaires disposent des pouvoirs nécessaires pour prévenir, rechercher et punir les infractions, notamment. En matière de lutte antiterroriste, des lois d’exception existent déjà. En parallèle, l’information du Parlement introduite dans la loi de 1955 est une avancée importante, mais le contrôle est limité puisqu’il ne peut se prononcer sur la poursuite de l’état d’urgence au-delà de trente jours, proposition que mon groupe avait formulée par amendement. Un contrôle sans le pouvoir de dire stop en cas d’abus en est-il vraiment un ?

Si, comme l’a affirmé le ministre de l’Intérieur, « l’état d’urgence (est) un État de droit », pourquoi certaines mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence seraient-elles « susceptibles de nécessiter une dérogation à certains droits garantis par la convention européenne des droits de l’homme », selon le gouvernement?

OLIVIER DUHAMEL Le ministre de l’Intérieur a raison puisque la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prévoit elle-même en son article 15-1 qu’«  en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogatoires aux obligations prévues par la présente convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige  ». Et comme l’alinéa 3 dudit article exige d’informer le secrétaire général du Conseil de l’Europe de l’exercice de ce «  droit de dérogation  », le gouvernement a non seulement eu raison de le faire, mais il y était tenu. On peut discuter de savoir si nous sommes «  en guerre  », mais il ne fait guère de doute que le terrorisme de masse et aveugle qui a tué 130 personnes le 13 novembre sur des terrasses et dans une salle de spectacle, et qui est un «  danger public qui menace la vie de la nation  ». Il faut donc nous en protéger, sans détruire les libertés.

ÉLIANE ASSASSI La constitutionnalisation, outre la sanctuarisation de l’état d’urgence, vise à éviter sa contestation devant le Conseil constitutionnel. Nos concitoyens n’ont rien à gagner à voir inscrites dans la Constitution des mesures de circonstance qui permettent de déroger à l’État de droit ; on a pu le constater avec des assignations à résidence de militants dans le cadre de la COP21. Constitutionnaliser, c’est-à-dire institutionnaliser, banaliser l’état d’exception est un recul pour nos libertés publiques et notre démocratie. Or, n’est-ce pas ce que veulent les obscurantistes de Daech ? Cette révision constitutionnelle, au-delà de l’affirmation juridique d’une dérive sécuritaire assumée, est un affichage politique, comme le confirme la jonction des dispositions relatives à la déchéance de la nationalité, mesure pourtant largement décriée. Sur la convention européenne des droits de l’homme, juridiquement, l’affaire est classée d’avance, puisque son article 15 prévoit la possibilité à un État d’y déroger dans certaines circonstances. Nous ne pouvons que noter que l’attaque terroriste du 13 novembre a malheureusement rempli son objectif : la France, patrie des droits de l’homme, a fait le choix de déroger à un certain nombre de ces droits.

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le 22 décembre 2015

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